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La Bible, lieu de communication

Francine Robert,


Revue Prêtres et pasteurs, 96/11 (1993) p. 654-659

L'impératif de réfléchir sur la communication s'impose dans toutes les sphères de la culture moderne, incluant l'expérience croyante. Dans le champ pastoral, cette réflexion vise souvent la performance de l'émetteur : comment réussir à communiquer tel message, à le “faire passer” ? On reconnaît là l'influence des médias modernes, centrés presqu'exclusivement sur “l'émission”. La communication est pourtant une expérience humaine plus large et complexe : un acte d'échange entre partenaires actifs. Ici, communiquer implique un émetteur et un récepteur (individus ou groupes), en plus d'une modalité (médiation) et d'un “objet” communiqué (perçu le plus souvent comme distinct du moyen, malgré l'adage “le médium est le message”). La Bible elle-même, on le verra, invite à prendre acte de cette complexité.

Expérience d'échange sans fin, la communication est à la fois désir et finitude, épreuve difficile de l'altérité. Devant le besoin lancinant de communiquer entre-nous, toujours surgit la conscience que l'autre est autre, et libre de l'être. Dans la meilleure entente (réception) se glisse du mal-entendu. Tout essai de communication vraie brise l'illusion : je ne suis pas transparent et l'autre n'est pas avec moi en continuité immédiate et sans faille. Sa différence s'impose à moi et me pose moi-même comme différent, particulier, limité. C'est là le prix éprouvant de l'échange ! L'altérité et la finitude de chacun-e créent l'espace que la parole traverse : espace du dia–logue, justement, parole à travers. Notre pluralité, qui ouvre cet espace entre nous, est don et grâce, tout comme la possibilité de franchir cet espace sans jamais le détruire. La pluralité des langues imposée à Babel n'est pas annulée par la Pentecôte, mais plutôt valorisée et assumée comme lieu de communication du salut, à “chacun dans sa langue”. Mais don et grâce dans une dynamique proprement pascale, i.e. dans le renoncement à une parole définitive, au dernier mot qui enfermerait l'autre dans le silence. “La Parole croissait et se multipliait” (Ac 19,20).

Une émission compliquée

Le titre “la Bible, lieu de communication” peut prendre divers sens. Le sens spontané pour beaucoup de chrétiens, c'est la Bible comme émetteur. Reçue comme Parole de Dieu, elle émet un message à entendre et accueillir. Le moyen de communication est l'écriture ; médium fixe, durable, il impose l'absence regrettée de l'auteur. La popularité actuelle de l'expression “Parole de Dieu” tend à réduire cette absence, car l'expérience de parole évoque une immédiateté plus forte que l'écrit. Mais la distance reste réelle. D’autant plus que cette écriture vient d'un passé lointain. Dès le premier contact cet aspect paraît rebutant, un obstacle au désir de continuité qui habite le lecteur. L'épaisseur historique et les divers contextes rédactionnels sont perçus non pas comme médiation mais comme des obstacles à franchir pour atteindre la vérité que “Dieu communique”. Dieu étant considéré comme le véritable émetteur, on reproche aux auteurs et à leur enracinement culturel le manque de transparence du texte. Quant au message communiqué, il est perçu comme vérité objective enfouie dans le texte. Vérité universelle et immuable, plutôt qu'événementielle et expérientielle, puisqu'elle concerne Dieu ; et, par extension, le salut et l'art de vivre selon ce salut. En caricaturant, on pourrait dire que la Bible est souvent abordée comme une sorte d'Encyclopédie des savoirs chrétiens essentiels. Le fait d'être révélée à l'intérieur d'une trame historique particulière est vu trop souvent comme un “accident de parcours” à dépasser.

Dans une telle logique de communication le travail du récepteur est clair : découvrir le message pur, authentique, et l'accueillir dans le plus grand respect, en étant neutre et objectif.

Finalement rencontrer la Bible ainsi s'avère une expérience de communication frustrante. L'altérité se manifeste trop radicalement pour ne pas être déniée. Le désir d'immédiateté, souvent insconscient, se porte vers un objet infini et s'accommode mal de la contingence du texte. Le message est recherché comme parole première et dernière, qui se reçoit dans le silence. L'espace indispensable à l'échange et au dia–logue est donc obturé.

Bien qu'esquissé à traits rapides et peu nuancés, ce portrait reflète un rapport lecteur-texte que j'ai trop souvent reconnu dans l'expression diffuse de bien des chrétiens, y compris des usagers de la Bible et des familiers de la vulgarisation exégétique. Lorsqu'elle est saupoudrée en touches de vulgarisation trop légères, l'exégèse historico-critique semble bien renforcer chez les gens une vision du texte qu'elle ne partage pas elle-même. Vision de nature doctrinale et/ou positiviste : vérité originelle éternelle, ou alors vérité factuelle des “actes du salut”. Au contraire, une exégèse historique bien comprise révèle la Bible comme aventure de communication complète, réussie et limitée, dans toute sa complexité et sa contingence. A ce titre, la Bible déploie en elle-même les modalités de communication qu'elle propose à ses lecteurs.

La Bible : des actes de communication

La tradition dit bien “les Saintes Écritures” et non “LA Sainte Écriture” ni “les Saints Écrits”, comme pour mettre en valeur non pas le résultat écrit mais le mouvement même d'écrire et la pluralité, l'opération multiple d'écriture-communication qui s'est déployée à travers les siècles de l'époque biblique. Mais qu'est-ce qu'une écriture “sainte” ?

Nous savons que lorsqu'un auteur biblique fait mémoire d'un événement de salut, il n'est déjà plus acteur de cet événement. Qu'il s'agisse de générations ou de siècles d'écart pour l'Ancien Testament, ou bien de décennies pour le Nouveau, l'écrivain se trouve à distance, impliqué dans une tout autre situation historique. Au moment de l'écriture la réalité évoquée, qui renvoie à un fait passé, est “devenue un objet de contemplation dans le souvenir (...). Une réalité historique qui n'existe plus mais qui a déjà été bien réelle (...) est maintenant remémorée comme une révélation de gloire”. C'est à partir d'une nouvelle situation historique que l'écriture désigne le fait passé comme lieu de Révélation. C'est pourquoi elle n'est jamais reportage mais bien Révélation, justement, écriture révélante.

L'auteur qui s'approprie pour lui-même le passé, à la lumière de sa propre situation présente, est profondément engagé et subjectif dans cet acte d'Écriture Sainte. C'est du coeur de son expérience croyante présente qu'il reconnaît et nomme la présence de son Dieu dans le fait passé. Ainsi, l'auteur ne transmet pas simplement un énoncé : il fait énonciation. Et il le fait avec ses contemporains, dans leur langue et leurs représentations. Son écriture est bien un acte de communication. En retenant son texte comme Écriture sainte, le Canon vient plus tard nous désigner cette écriture-là, contingente, située, particulière, comme lieu d'une présence de Dieu, i.e. comme Révélation.

Dans ce processus de la Tradition qui advient, le mystère de la Présence est partout évoqué comme jamais possédé en plénitude : 
- ni dans le passé, qui a besoin d'être énoncé, nommé dans le langage d'un présent ;
- ni dans le présent de l'auteur, qui doit faire appel au passé pour reconnaître Dieu au présent ;
- ni dans le présent des croyants destinataires du Canon à travers les siècles, convoqués à relire ces vieilles écritures pour éclairer et vérifier leur expérience croyante.
Ainsi, l'altérité du-des passé-s est sauve, comme l'altérité radicale de Dieu. Et du coup se trouve toujours ré-affirmée la finitude des divers présents de chaque génération croyante, des présents conjoncturels, particuliers et limités. Les actes de communication devront toujours s'y refaire.

Une communication jamais achevée

Jamais Bonne Nouvelle en soi mais Bonne Nouvelle “pour vous et pour nous” (1Co 15), l'offre de salut “fait-corps tant avec ceux qui ont charge et grâce de l'annoncer qu'avec ceux qui ont charge et grâce de le recevoir : lien si fort qu'il implique une urgence (de proclamer) et une extension” sans fin. Les destinataires entrent à leur tour dans l'urgente et nouvelle annonce à de nouveaux destinataires. Car nommer Dieu, même et d'abord pour soi, n'est jamais la possession tranquille d'une formule définitive. C'est une énonciation active qui peut et doit faire sens ici et maintenant. Qui doit donc faire sens différemment à chaque nouvelle génération.

Dans le corpus biblique, ce travail de la communication rebondit constamment d'auteurs–lecteurs en lecteurs–auteurs des générations suivantes. Les traditions littéraires successives qui constituent le Pentateuque en témoignent, et la “seconde Loi” (Deutéro–nomos) reprend les anciennes lois à frais nouveaux. Les héritiers du prophète Isaïe de Jérusalem n'hésitent pas à prolonger son “livre” deux siècles plus tard. L'auteur du récit de la Création (Gn 1) est trop marqué par l’Exil à Babylone pour simplement répéter le récit du Jardin d'Éden (Gn 2,4ss). Le Chroniste doit relire l'histoire des Rois d'un oeil neuf parce qu'en son temps il n'y a plus de roi. Et fidèles à ce mouvement de la tradition biblique, les diverses communautés chrétiennes produiront une diversité d'Évangiles et de christologies.

Ainsi, la communication biblique réussie se déploie en assumant les nouvelles questions du présent, et en offrant des réponses d'écritures nouvelles et transitoires, qui ne prétendent pas annuler les anciennes. Ainsi Le Livre devient toujours plus des livres. Reçues comme révélantes, les écritures saintes n'ont pas réclamé le silence des lecteurs mais au contraire l'écoute active, le faire-mémoire, la libération de la parole et le partenariat dans la responsabilité d'une énonciation renouvelée pour un présent différent. La différenciation, l'altérité et la contingence des énoncés ne pourraient pas être affirmées plus fortement comme lieu toujours incontournable de Révélation de Dieu.

Ainsi le Nouveau Testament

Dans sa naissance même, le christianisme met en oeuvre ce travail d'une communication jamais bloquée ou enroulée sur elle-même. Proclamée aux Juifs d'abord, aux Grecs ensuite (Ac 2,39 ; 26,23), la parole chrétienne se configure au départ en dynamique ouverte de Pentecôte : chacun doit proclamer, entendre et redire l'Alliance dans sa propre langue, culture particulière et représentation du monde. L'Église expérimente le don de l'Esprit comme “force de mémoire et d'avenir ; elle ne s'arrête jamais ni de faire mémoire, ni de faire avenir”. Elle souscrit ainsi à la loi pascale : la parole est passage, et passagère. Le respect de l'altérité (du passé et du présent, du locuteur et des destinataires) est premier et fonde la communication. Et plus encore : en se reconnaissant héritière des Écritures juives, produites hors d'elle-même et de sa propre foi, l'Église structure notre rapport à la Bible dans un espace d'altérité radicale, de non-possession et de finitude des discours. Le Dieu de la Promesse l'a précédée dans une Alliance et des Écritures qui ne sont pas l'Église, qu'elle ne possèdera jamais en propre et qu'elle désigne comme référent et mémoire-pour-nous. Et ce Dieu-Esprit la précède déjà vers l'avenir de toute autre culture (comme chez le païen Corneille, Ac 10). À charge, pour cette culture, d'élaborer à frais nouveaux l'intelligence du salut proposé. Les lettres de Paul témoignent de la nouveauté introduite par l'altérité grecque et illustrent que, dans chaque univers humain particulier, “l'intelligence communicable que l'on peut avoir du Salut fait partie intégrante de ce même Salut”.

Les héritiers à venir, nous, devront de même faire mémoire des élaborations passées, contingentes et particulières, et élaborer à leur tour une intelligence communicable du Salut qui se sait transitoire, ouverte encore à l'infini des altérités présentes et à venir. Continuité et rupture, mémoire et inventivité, fidélité et nouvelle énonciation, telle est la loi qui structure, en tradition judéo-chrétienne, la communication du Dieu se révélant.

Lire les Saintes Écritures

Lieu de communication, la Bible appelle la fécondité de la lecture : une nouvelle parole révélante. Certes le canon des Écritures est clos. Clôture décidée en Église : c'est la communauté croyante qui canonise ces livres, les constituant non pas Livre-en-soi mais Livre-saint-pour-nous. Le canon ne sort pas la Bible de sa contingence historique pour en faire le “dernier mot” universel ! Au contraire il manifeste l'altérité entre Livre et Église en ouvrant un nouvel espace de Tradition. Le canon devient “règle d'ouverture. C'est une mise en demeure pour les lecteurs, leur imposant d'écrire à leur tour et de façon toujours neuve leur commune appartenance à l'économie du salut”. Enracinée dans la mouvance de l'Écriture sainte qui exige et donne d'accomplir sans fin la Révélation en toutes langues, la Tradition se nomme non pas préservation et répétition d'un discours monolithique (“tour de Babel” ? Gn 11) mais bien traduction, refiguration, énonciation à neuf, manifestation autre de la Révélation continue. Une traversée sans fin des altérités. Tradition vivante et communication révélante, toujours soumise à la loi du passage, du particulier, du contingent.

Le lecteur vient donc au texte sans sortir de sa propre histoire, situé lui-même dans sa finitude, ses particularismes, sa contingence. Son désir d'Absolu restera désir et manque. C'est le prix de sa communication avec la force révélante du texte, toujours incarnée dans un espace-temps limité, autre que le sien. L'exégèse historique vient aider le lecteur à mieux comprendre le récit comme énonciation et engagement existentiel, plutôt que comme tombeau d'une vérité objective éternelle à délivrer de son contexte. Autrement, la lecture tend à se dégrader en paraphrase sur “le sens” ou “l'idée principale” du texte, résumés objectivants et abstraits, “savoirs-messages” qu'il faut ensuite réintégrer dans le vif de l'existence et la contingence présente (étape ambigüe souvent appelée actualisation).

En véritable acte de communication, la lecture doit préserver et affirmer l'altérité du texte et du lecteur, qui ne peut simplement se projeter dans le texte. Les études littéraires modernes n'ont pas fini d'éclairer le travail de production de sens à l'oeuvre dans le texte et dans la lecture. Toute lecture reste un travail, un corps-à-corps avec le texte, une élaboration de sens qui engage la vie et l'histoire du lecteur. C'est ce travail même qui est richesse de communication et de révélation.

Si la communication vit d'altérité, la communauté plurielle des lecteurs est le lieu premier de lecture–écriture de la Révélation et protège contre la tentation d'absolutiser l'énonciation individuelle. La conscience d'une parole située et relative garde ouvert le besoin de dire–ensemble et dire–autrement. Les divergences d'interprétation sont ici terrain pour le travail d'alliance. Loi pascale, le deuil du dernier–mot (biblique et contemporain, personnel et magistériel) permet une communication qui est parole libre et risquée, partagée et respectée. La Révélation reste vive entre nous et aussi devant nous dans l'histoire qui advient. Ni figée ni possédée, la Révélation n'appartient à personne, mais nous pouvons y faire ensemble appartenance, dans une histoire commune à nommer et à poursuivre avec nos contemporains. Cette loi biblique de communication luttera toujours contre la tentation dogmatique d'unanimité factice et totalitaire (Babel) qui guette tout groupe religieux, toute parole sur Dieu et toute autorité humaine.

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