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La sagesse aux mille visages

Francine Robert,
 

Appoint, vol. XLVII, no 246 (fév. 2012),   p. 41-48

À la mémoire de Viateur Yelle

On imagine assez spontanément le “vieux sage”, oeil averti et regard profond, rides témoins de la longue expérience, calme tranquille des traits, sourire bienveillant de qui connaît la vie et la nature humaine. On peut même transposer tout ceci sur “la vieille sage”... peut-être avec des traits amérindiens. Que diriez-vous plutôt d'une jeune fille qui danse, dont la grâce éveille la joie de Dieu lui-même ?

La sagesse biblique nous offre mille et un visages. Les visages de la quête humaine du bonheur. Surtout, elle manifeste que la capacité d'adaptation est le ressort fondamental de toute sagesse, et peut-être même la clef du bonheur. Étalées sur plusieurs siècles, les traditions de sagesse de la Bible ne s'érigent jamais en dogmes définitifs, mais témoignent plutôt d'une étonnante diversité, fruit d'une adaptation constante aux défis posés par la vie qui change. Visitons cette galerie de visages. Plusieurs pourraient ressembler à nos contemporains, nos voisins, peut-être nous-mêmes.

Du concret et du quotidien

Voici la tisserande et la fileuse, le tailleur de pierres et le charpentier ; au Moyen-Âge on ajouterait le forgeron, que tous considéraient comme un sage. En effet, la plus ancienne sagesse biblique est le savoir-faire, et les artisans sont appelés des sages, de la racine hébraïque HoKMa (Ex 35,25s ; 36,8 ; 1Ch 22,15). La traduction fréquente “habile” ne leur rend pas justice. Ils et elles savent d'abord s'adapter aux matériaux qu'ils travaillent, ils en connaissent les possibilités et peuvent en tirer le meilleur parti, pour produire “du bel et bon ouvrage”. Cet usage biblique du vocabulaire de la sagesse évoque la capacité d'affronter et de maîtriser les tâches concrètes de la vie quotidienne de manière satisfaisante, source d'un bonheur tranquille.

Dans toutes les sociétés anciennes et modernes, la sagesse populaire prend la forme de proverbes semblables aux nôtres. "Aide-toi et le ciel t'aidera" ; "Rien ne sert de courir, il faut partir à point", etc. Le livre des Proverbes reflète la plus ancienne sagesse populaire biblique. On y voit défiler les pères tâchant de mettre leurs fils sur la bonne voie, les scribes des écoles de sagesse et les conseillers des rois. Voici le visage plutôt conservateur de la sagesse, comme partout. L'expérience des aînés doit guider les plus jeunes : écoute et apprends ! C'est aussi le visage d'hommes attentifs et observateurs, intéressés par les aléas de la vie quotidienne des gens, pauvres et riches, couples et commerçants, enfants et gouvernants. Tout peut leur devenir source d'enseignement  :

— As-tu trouvé du miel ? Manges-en à ta faim ; 
     garde-toi de t'en gorger, tu le vomirais
.
— Dans la maison du prochain fais-toi rare, de crainte que, 
     fatigué de toi, il ne te prenne en grippe
.
— Le moral de l'homme surmonte la maladie ;
     mais si ce moral est brisé, qui le relèvera ?
 (Pr 25,16-17 ; 18,14)

Une pensée plurielle et universelle

Comme la vraie vie est remplie de contradictions, le sage consent aux paradoxes :

Ne réponds pas au sot selon sa folie de peur que tu ne lui ressembles toi aussi.
Réponds au sot selon sa folie de peur qu'il ne s'imagine être sage
 (Pr 26,4-5).

Notre sagesse loge à même enseigne : "Un ‘Je tiens’ vaut mieux que deux ‘Tu l'auras’ "; mais "Qui ne risque rien n'a rien". Le truc est de choisir la bonne maxime au bon moment. Dans la sagesse biblique, pas de système dogmatique. Le bon sens, l'intelligence et l'adaptation aux circonstances, voilà qui est sage. Et la confiance : la sagesse traditionnelle est optimiste. Elle a confiance en l'être humain, capable de rationalité et d'une conduite correcte. Il y a des insensés, bien sûr, mais tout le monde peut apprendre à devenir sage ; il suffit de s'y appliquer. Nul besoin d'une révélation particulière de Dieu. C'est le visage du raisonnable ; pas de demande exhorbitante, tout ce qui est conseillé est à la portée de tout le monde. Le ton est calme et assuré, sans les envolées lyriques typiques des prophètes.

Le Credo du sage postule avant tout la confiance en Dieu. C'est le Dieu créateur du monde et de l'humanité. Un monde solide et en ordre, dont Dieu assure la stabilité. Comprendre et respecter cet ordre du monde, y trouver sa place et s'y adapter le mieux possible, voilà le chemin du bonheur. Cela s'appelle “la crainte de Dieu”, i.e. la reconnaissance qu'Il est la source de tout ordre et de tous les bons chemins de vie. C'est la Loi de Moïse, entre autres, mais on la nomme peu dans les livres de sagesse. D'ailleurs on ne parle jamais du Dieu de l'Exode ni de l'Alliance avec Israël. L'intérêt se porte moins sur l'histoire sainte d'un peuple de Dieu, que sur la vie quotidienne, personnelle et sociale. On rencontre donc dans cette galerie de visages curieux et rationnels quelques visages égyptiens et autres étrangers. Car tous les sages de l'Antiquité partagent cette même conviction : l'ordre du monde, fondé par la création divine, est un livre à déchiffrer pour s'y adapter et être heureux.

Deux problèmes

Portrait un peu rose, d'accord. Je signale deux aspects plus problématiques de la sagesse traditionnelle. Le premier : cet ordre du monde intègre évidemment la société. Il y a des pauvres et des riches, des faibles et des puissants, c'est dans l'ordre des choses et la stabilité est une valeur sûre. Donc une tendance que nous qualifierions aujourd'hui d'assez conservatrice : la sagesse n'encourage pas les révolutions ! Mais lisons bien la compassion sur le visage des sages anciens, et leur souci de la justice. Ils appellent très souvent à prendre soin des pauvres et à ne pas exploiter les faibles, car Dieu se soucie d'eux (Pr 22,22). Ils savent bien que la justice est un pilier fondamental de l'ordre social. Ils rejoignent ici les prophètes, par les idées sinon par le ton : conseils de générosité et de parole honnête, refus des abus de pouvoir et des privilèges dus à l'argent. Une perle ironique encore d'actualité : Un cadeau ouvre toute les portes et vous mène en présence des puissants (Pr 18,16). Qohélet dirait devant nos bulletins de nouvelles : Rien de nouveau sous le soleil ! (Qo 1,9)

Le second problème de la sagesse traditionnelle a été perçu plus tard et vivement dénoncé par les livres de Job et Qohélet. C'est une dérive logique de la confiance en l'ordre du monde : si je m'y conforme, je serai heureux, ma vie sera longue et sans tragédie. Si je m'en détourne, j'attire mon malheur. Et si la vie ne se charge pas de récompenser ou de punir selon les actes (comme Qui sème le vent récolte la tempête), Dieu lui-même s'en chargera – dans cette vie, car il n'y a pas encore de foi en une vie après la mort. Il faut voir ici quelques visages du genre “bien-pensant”, sévères et figés, pour qui la confiance est devenue presqu'un dogme : nul doute que tout se passe comme on le dit depuis toujours et pour toujours. C'est trop beau pour être vrai... et trop rigide pour être encore sagesse biblique.

La sagesse en crise – Job

En 587 av. JC, l'histoire bascule et balaie tous les repères traditionnels. Jérusalem est conquise, le Temple détruit, la dynastie de David abolie, les leaders civils et religieux exilés. On reviendra d'Exil en 538, mais plus rien ne sera comme avant. La Judée et la Galilée, dominées par des étrangers Perses et ensuite Grecs, se découvrent un tout petit territoire dans un vaste monde cosmopolite et polythéiste, aux règles du jeu complexes et déroutantes. Dans tout ce chaos, quel est donc l'ordre du monde ?

Ces épreuves font naître d'autres visages de sages : visages de révolte et de doute. L'auteur du livre de Job (vers 450-400) manifeste la capacité de la sagesse biblique à suivre sa propre règle : s'adapter – ce qui n'est pas synonyme de “se résigner”. Il campe, non sans ironie, le visage de ces sages bien-pensant qui, refusant de s'adapter, ont fini par inverser leur dogme. On pourrait résumer leurs discours ainsi : s'il est vrai que Le mal poursuit les pécheurs et le bien récompense les justes (Pr 13,21), alors celui dont la vie bascule dans le malheur est sûrement un pécheur et le voilà puni. Traduisons : s'il a des problèmes, c'est sûrement sa faute ! qu'il change et ça ira mieux...

Job a tout perdu : argent, famille, santé. Ses amis prennent la défense d'une sagesse traditionnelle sclérosée. Sur leur visage sensé être sage, pas une ombre de compassion. Pour défendre l'honneur du Dieu qui garantit l'ordre du monde, ils détruisent l'honneur du malheureux : Job est déclaré fautif. Mais plus ils discourent, plus Job résiste à leur logique. Il proclame son innocence et sa certitude d'avoir mené une vie droite, dans les chemins de Dieu. (Voir son “examen de conscience” Job 31,1-11).

Job et ses amis ne s'accordent que sur un point : le malheur, comme le bonheur, est donné par Dieu. Convaincu de son innocence, Job se révolte donc contre Dieu et l'accuse d'agir en bourreau sans raison. En véritable sage, Job prend acte de la réalité de son expérience et tente d'en rendre compte ; même si la réalité contredit ce qu'il croit. Il assume la contradiction de manière originale. Il la place en Dieu lui-même, implorant le Dieu juste de le défendre contre ce même Dieu auquel il reproche de l'accabler : mes yeux pleurent vers Dieu. Lui, qu'il défende l'homme contre Dieu, comme un humain en défend un autre (16,20s). Écrasé de malheurs, Job cherche moins à retrouver le bonheur qu'à comprendre ce qui se passe avec Dieu. Cet aspect de Dieu source de nos malheurs le scandalise : Dans la ville les gens se lamentent, le râle des blessés hurle, et Dieu reste sourd à ces infamies ! (24,12) Bien éloigné du visage calme et serein des sages, ce Job hurlant, pleurant et jetant ses questions désespérées à la face de Dieu ! Pourtant, le livre validera ce visage torturé de la sagesse, et Dieu dira à ses amis : Ma colère flambe contre vous parce que vous n'avez pas parlé de moi avec justesse comme l'a fait mon serviteur Job (42,8).

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