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La souffrance comme voie d'accès au réel
chez Simone Weil et Paul de Tarse

Daniel Cadrin, o.p, 
Science et Esprit, 59/1 (2007), p.66-70

Pour parler de "connaissance et souffrance", j'ai choisi deux auteurs éloignés dans le temps : Simone Weil et Paul de Tarse. Il aurait semblé plus naturel, sur ce sujet, de comparer Simone Weil à Édith Stein, Etty Hillesum ou Hannah Arendt; d'ailleurs les études en ce sens abondent actuellement. Mais il est intéressant de comparer deux auteurs qui ont parlé du même sujet et sont différents par leurs époques et leurs engagements. Même s’ils sont séparés par près de deux mille ans d'histoire, la comparaison fait apparaître des ressemblances et des connivences surprenantes. C'est ce qui sera d'abord présenté. Puis, des traits particuliers à chacun dans leur mise en relation de la connaissance et de la souffrance seront soulignés. Enfin, quelques différences importantes seront signalées.

Des ressemblances

Ces deux penseurs sont juifs. Leur rapport au judaïsme est différent : Paul, éduqué comme Juif, en fut d'abord un zélé partisan. Simone a été élevée dans l'agnosticisme et l'ignorance de cette tradition religieuse. Mais les deux ont pris des distances face au judaïsme. Paul, au nom de sa foi en Jésus le Messie universel, a rompu avec ses pratiques et certaines positions, tout en continuant d'intégrer la judaïté à son identité personnelle. Simone, en lien à sa foi en Christ et à son universalité, est allée plus loin dans cette distanciation qui l'amenait à reconnaître le Christ plus encore dans les autres religions et traditions; cela relevait de sa critique du nationalisme et de la violence qu'elle voyait, en partie, dans les écritures de la Première Alliance; et simplement aussi parce qu'elle considérait que la judaïté ne faisait pas partie de son identité. Cependant, les deux ont en commun d'avoir suscité, chez les leurs, de fortes critiques et indignations : pour Paul, chez les juifs non chrétiens et les judaïsants chrétiens; pour Simone, chez l'ensemble des penseurs juifs après elle.

Les deux auteurs ont aussi en commun d'être des militants, ce qui est capital pour comprendre leur approche du réel et de l'acte de penser. Ils ne sont pas d'abord centrés sur un travail philosophique universitaire, très noble mais retiré du mouvement de l'action et des événements. Ce sont des militants passionnés qui travaillent sur des terrains plus immédiats et qui veulent changer le monde par leur action. Paul est pasteur et missionnaire, engagé directement dans l'annonce de l'Évangile et la construction de communautés dans les grandes villes de l'Empire romain, avec tout ce que cela suppose d'attention au fonctionnement de cette culture urbaine. Simone a été engagée dans divers mouvements de la gauche européenne des années trente, particulièrement le syndicalisme révolutionnaire, à tendance anarchiste, la guerre d'Espagne, la Résistance française, etc. Sa réflexion, même la plus spirituelle, est directement marquée par ce qu'elle voit dans les combats politiques et sociaux, de même que Paul fait un travail théologique en interaction avec les situations et questions émergeant de la mission et des communautés. Les deux sont à l'aise dans cet univers social et politique, c'est leur monde, mais en même temps ils le critiquent avec sévérité. Ils partagent aussi des traits de la culture grecque (Simone, en un sens, encore plus que Paul) et l'influence des courants stoïciens et cyniques.  

Les deux sont plutôt indépendants de tempérament, disant ce qu'ils pensent - et ils pensent -, ce qui leur a permis d'être originaux et créateurs. Mais tous deux ont suscité et amorcé des controverses et oppositions. Paul, qui n'est pas un des douze, s'oppose avec vigueur à Pierre qui jouit d'un grand prestige dans les premières communautés et avec qui il partage pourtant une même option. Simone, jeune femme militante, s'oppose à Trotsky, le maître exilé de la révolution permanente, avec qui elle partage pourtant une critique du système soviétique stalinien, et elle lui dit franchement qu'il se trompe dans son analyse même de celui-ci. Dans leur position, l'histoire a donné raison, semble-t-il, à ces deux esprits indépendants et provocateurs. Les deux ont aussi une sorte d'allergie aux appareils et à leurs dirigeants, Paul s'affirmant libre dans son engagement ecclésial et Simone refusant l'appartenance au Parti et à l'Église, ressentie comme trop contraignante.

Ces deux intellectuels ont aussi travaillé manuellement. Paul, afin d’assurer son indépendance financière et de favoriser des contacts pour la mission; et cela, dans la culture grecque où le travail manuel était mal vu et relevait d'une condition servile. Simone a travaillé en usine pour comprendre de l'intérieur l'organisation et les technologies du travail et pour des raisons directement liées à notre sujet; et cela, dans un univers culturel, militant et intellectuel français, où les gens de sa classe se concentraient plutôt sur leur œuvre, comme ses contemporains Sartre, Bataille et de Beauvoir.

Les deux ont placé, au centre de leur vision, l'individu libre et responsable, capable de penser et d'aimer, et ayant une valeur absolue comme individu. Les recherches actuelles sur Paul mettent en relief à quel point il a été un des premiers à penser l'individu comme sujet universel et à valoriser l'égalité des humains, leur unique dignité et leur liberté. Simone explicitement mettait au cœur de sa réflexion, sur l'oppression sociale et la liberté, la dignité non de la personne mais de l'individu, quel qu'il soit, même l'ennemi, et les obligations, avant les droits, envers tout être humain. Et cela contre tout totalitarisme, de droite ou de gauche, ou même celui de l'Église.

Mais, sur cette base commune, ce qui finalement les rapproche encore davantage, c'est qu'au centre de leur vie même et de leur approche de la réalité, il y a la foi au Christ et plus spécifiquement au Christ en croix. C'est là d'ailleurs, autour de la croix, pour les deux, que connaissance et souffrance se nouent l'une à l'autre. Les deux aussi ont connu le Christ par une expérience intime profonde, un moment transformant, comme une révélation : "j'ai été saisi par Jésus Christ", dit Paul (Ph 3,12); "le Christ lui-même est descendu et m'a prise", dit Simone.

Pour Paul, l'accès à la connaissance passe par la croix du Christ, folie pour les Grecs et scandale pour les Juifs mais sagesse de Dieu (1Co 1-2), de même que la sagesse de ce monde est folie devant Dieu (1 Co 3,19). Simone dit la même chose. Par cette voie, les deux en viennent à poser un visage de Dieu qui bouleverse les images habituelles. Pour Paul, Christ se vide de sa divinité et devient serviteur (Ph 2,6-11). Le divin se révèle ainsi le plus profondément dans la figure d'un esclave, mort en croix, obéissant jusqu'à la mort de la croix, figure d'une faiblesse totale; mais c'est ainsi que se révèle la puissance de l'amour, qui transforme. Pour Simone, Dieu, en créant, renonce à sa toute-puissance, puisqu'il aime comme une émeraude est verte; et seule la croix, et sa faiblesse, peut donner accès à la vérité de l'amour de Dieu. Autrement, nous adorons une idole, la Force, une sorte de Dieu national ou impérial. La folie même de la croix est révélation de l'amour et source d'engagement pour la justice :

L'esprit de justice n'est pas autre chose que la fleur suprême et parfaite de la folie d'amour. La folie d'amour fait de la compassion un mobile bien plus puissant que la grandeur, la gloire et même l'honneur, pour toute espèce d'action y compris le combat. Elle contraint à abandonner toute chose pour la compassion, et comme dit saint Paul du Christ, à se vider...

Chez les deux, cette perspective pose des questions pour penser l'acte créateur, la puissance de Dieu et y placer le Christ. Chez Paul et Simone, le Christ, comme la souffrance, ont une dimension cosmique. Chez Paul, la souffrance et la libération englobent toute la création (Rm 8,19-23; Eph,1,10); le Christ comme Fils est en croissance dans l'univers et il est à sa source (Col 1,16). Chez Simone, non seulement la rédemption mais la création elle-même est kénose :

Notre être même, à chaque instant, a pour étoffe, pour substance, l'amour que Dieu nous porte. L'amour créateur de Dieu qui nous tient dans l'existence n'est pas seulement surabondance de générosité. Il est aussi renoncement, sacrifice. Ce n'est pas seulement la Passion, c'est la Création elle-même qui est renoncement et sacrifice de la part de Dieu. La Passion n'en est que l'achèvement. Déjà comme Créateur Dieu se vide de sa divinité. Il prend la forme d'un esclave. Il se soumet à la nécessité. Il s'abaisse. Son amour maintient dans l'existence, dans une existence libre et autonome, des êtres autres que lui, autres que le bien, des êtres médiocres. Par amour il les abandonne au malheur et au péché. Car s'il ne les abandonnait pas, ils ne seraient pas.

Le Christ en croix est "le silence de Dieu" , plus encore que sa Parole. Mais aussi, comme Sagesse, le Christ est à la source de la beauté de l'univers :

Dieu a créé l'univers, et son Fils, notre frère premier-né, en a créé la beauté pour nous. La beauté du monde, c'est le sourire de tendresse du Christ pour nous à travers la matière. Il est réellement présent dans la beauté universelle. L'amour de cette beauté procède de Dieu descendu dans notre âme et va vers Dieu présent dans l'univers. C'est aussi quelque chose comme un sacrement.

C'est là une autre voie présente chez Simone mais différente de celle de la souffrance.

Simone Weil

Chez Simone Weil, connaissance et souffrance sont très liées, d'une manière qui n’a rien à voir avec un apparent dolorisme mais qui est finalement plus philosophique et s'inscrit dans une vision assez précise de la démarche spirituelle. Il s'agit d'accéder au réel, et cela ne peut se faire que dans le contact avec le monde tel qu'il est, à la fois violent et beau, avec l'ordre du monde et sa nécessité. Nous sommes empêchés d'y accéder par notre moi qui refuse les limites du monde, celles du temps et de l'espace, et qui est marqué par une volonté de puissance illimitée, cherchant à dominer l'univers et à nier l'altérité d'autrui. Nous nous imaginons centre de l'univers mais c'est une illusion :

... chaque homme a une situation imaginaire au centre du monde. L'illusion de la perspective le situe au centre de l'espace. Une illusion pareille fausse en lui le sens du temps. (...) Nous sommes dans l'irréalité, dans le rêve. Renoncer à notre situation centrale imaginaire, y renoncer non seulement par l'intelligence, mais aussi dans la partie imaginative de l'âme, c'est s'éveiller au réel. (...) Se vider de sa fausse divinité, se nier soi-même, renoncer à être en imagination le centre du monde, discerner tous les points du monde comme étant des centres au même titre et le véritable centre comme étant hors de ce monde, c'est consentir au règne de la nécessité mécanique dans la matière et du libre choix au centre de chaque âme. Ce consentement est amour. La face de cet amour tournée vers les personnes pensantes est charité du prochain; la face tournée vers la matière est amour de l'ordre du monde, ou, ce qui est la même chose, amour de la beauté du monde.

La volonté de puissance se vit dans les relations inter-personnelles, mais aussi dans les systèmes sociaux et politiques, immenses machines à broyer les humains, car la quête du pouvoir domine entièrement les rapports sociaux. Tout cela chez elle est lié à l'idolâtrie, tant dans la vie personnelle que politique, car le pouvoir est l'idole par excellence, intérieure et collective. Pour sortir de l'illusion, il faut se colleter avec la dureté, la consistance du monde, indifférent à l'être humain. La connaissance suppose un travail de décentrement, de dé-création, qui est douloureux. La douleur fait entrer le temps et l'espace dans le corps. Et cela se fait de façon privilégiée par le travail manuel. D’où le souci d'une spiritualité du travail car celui-ci représente la condition quotidienne et commune de l'humanité :  

Notre époque a pour mission propre, pour vocation, la constitution d'une civilisation fondée sur la spiritualité du travail. Les pensées qui se rapportent au pressentiment de cette vocation (...) sont les seules pensées originales de notre temps, les seules que nous n'ayons pas empruntées aux grecs. C'est parce que nous n'avons pas été à la hauteur de cette grande chose qui était en train d'être enfantée en nous que nous nous sommes jetés dans l'abîme des systèmes totalitaires. (...) Cette vocation est la seule chose assez grande pour la proposer aux peuples au lieu de l'idole totalitaire. [11]

Le travail aide à briser le moi et ses rêves de fausse puissance. L'univers est matériel, l'être humain est finitude radicale. Les péchés sont "des essais pour fuir le temps", "des tentatives pour combler des vides" [12]. Sans la souffrance, l’être humain s'évade vite dans l'irréel, il vit dans le rêve.

Mais plus significatif que la souffrance est le malheur, une sorte de souffrance qui dure longtemps, injustifiée, affectant des innocents. Le malheur est vécu particulièrement dans l'esclavage, sous ses formes anciennes et modernes, le déracinement, que produit le colonialisme, la destruction d'une cité, la condition ouvrière. Les êtres humains, mais aussi l'univers comme tel, y sont réduits à la servitude; leurs limites et leur beauté sont refusées et piétinées. Mais cette souffrance prolongée peut être l'occasion de s'ouvrir à Dieu, dans l'attente, car il ne reste en soi que le vide et l'abandon :

...le malheur d'une part, d'autre part la joie comme adhésion totale et pure à la parfaite beauté, impliquant tous deux la perte de l'existence personnelle, sont les deux seules clefs par lesquelles on entre dans le pays pur, le pays respirable, le pays du réel. [13]

Le malheur enlève l'illusion de la finalité du monde car il n'y a pas de justification ou de raison au malheur. Il n'a ni sens ni finalité. Il ne mène qu'à une question sans réponse : pourquoi ? [14]

C'est la question du Christ en croix, qui est révélation du visage de Dieu. Le malheur rend Dieu absent, et " Dieu ne peut être présent dans la création que sous la forme de l'absence" [15]. Et à travers la souffrance du malheur, qui nous "décrée", qui brise l'idole en nous, peut naître la compassionpour autrui blessé, l'attention à autrui qui est créatrice, comme l'amour de Dieu. Dieu aime et crée en se dépouillant, ce qui est souffrance, en Dieu lui-même. L'être humain, pour aimer vraiment, passe par la même voie, celle de la "décréation" et du dépouillement, pour qu'ainsi l'autre existe. Mais cela n'est pas possible sans arrachement, sans devenir soi-même arrachement. Et tout aussi passe par le corps.

Ainsi, le travail et le malheur font entrer en nous la réalité du monde, de notre condition humaine et de Dieu. La beauté aussi, comme voie plus positive, mais elle n'est accessible que si s'efface le moi tout-puissant qui est aveugle et qui veut posséder. La théorie de l'attention et de l'attente met ensemble tous ces éléments, ainsi que le concept-clé de lecture [16]. Le monde est un texte à plusieurs niveaux de signification et on passe d'une signification, d'une lecture, à une autre par un travail d'interprétation des signes, qui est action et action sur soi.

Derrière ces réflexions, il y a pour Simone Weil la grande question qui la hante : "J'éprouve un déchirement qui s'aggrave sans cesse, à la fois dans l'intelligence et au centre du cœur, par l'incapacité où je suis de penser ensemble dans la vérité le malheur des hommes, la perfection de Dieu et le lien entre les deux." [17]

Paul de Tarse 

Chez Paul de Tarse, connaissance et souffrance sont liées autour du Christ et de la croix comme visage de l'amour de Dieu. Paul affirme une condition humaine qui elle aussi est fragile et mortelle, radicalement, qui est chair. La vie nouvelle est un don qui vient de Dieu en Christ, non une donnée de notre nature. Chez Paul aussi, la souffrance est une valeur non en elle-même mais comme voie d'accès à la communion avec le Christ et avec les autres. La souffrance permet le décentrement de soi. Car le moi charnel, lié à la loi, doit être crucifié et mourir avec le Christ pour que le Christ vive en moi (Ga 2,19-20).

Les souffrances chez Paul sont habituellement liées à la mission (persécutions, dangers, rejet) et à l'expérience de la finitude corporelle. Elles font participer ainsi au mystère pascal. Elles font entrer dans la connaissance du Christ : connaître le Christ, c'est communier à ses souffrances (Ph 3,10). La souffrance partagée ouvre le cœur à la compassion envers ses frères et sœurs (1 Co 12,26), elle nous engage dans une solidarité avec eux et avec le Christ. Elle permet ainsi d'accéder à la connaissance du Christ, à son amour. Elle ne peut être esquivée ou niée, sans que nous échappe le sens du don et du service du Christ serviteur : " comportez-vous entre vous comme on le fait en Jésus Christ" (Ph 2,1-5). Elle s'inscrit ainsi dans une démarche spirituelle vers une foi plus adulte et libre, où le rapport à autrui est central, où construire l'autre fait partie d'une existence mûre.

Les catégories de Paul sont bien différentes de celles de Simone, mais chez les deux, dans le cheminement spirituel, il y a place pour la souffrance et la compassion. Il s'agit de briser notre coquille, de sortir de nous-mêmes, pour qu'existe une altérité, celle des autres êtres humains et de l'univers, et qu'ainsi nous puissions nous ouvrir à celle de Dieu.

Des différences 

L'hymne de Philippiens (2,6-8) est pour Simone, en fait, le plus important texte biblique car il est au cœur de sa vision de Dieu, du Christ, de la création, de l'amour, de la compassion, de l'attention Il y a ainsi une filiation spirituelle directe et profonde entre Paul et Simone. Par ailleurs, des différences fortes séparent ces deux auteurs.

Chez Paul, la souffrance s'inscrit clairement dans un processus de transformation qui mène à la résurrection, à une gloire à venir (Rm 8,17-18), comme la croix mène à Pâques. Elle est située dans une eschatologie où les derniers temps sont proches. L'univers et l'histoire auront une fin : "Le temps a cargué ses voiles" (1 Co 7,29). Chez Simone, toute eschatologie est absente, par choix, car la religion est lumière non consolation[18]. Penser que tout va s'arranger dans le grand soir, la réconciliation finale, ou un au-delà, est une illusion qui nous fait fuir la réalité. L'histoire n'a pas de finalité, elle ne va nulle part. Il y a une dimension méthodologique chez elle dans ce refus d'une résolution des contradictions, mais sa vision fondamentale de la condition humaine est tragique. La révolution est "opium du peuple" [19], dit-elle avant bien d'autres. La condition humaine dans l'univers est absurde. Ce n'est pas par hasard que Camus a été non seulement un grand admirateur de Simone Weil mais aussi celui qui a publié ses œuvres dans les années 1950. Mais cette non-résolution même est importante car "... l'absurdité est la porte vers le surnaturel. On ne peut qu'y frapper. C'est un autre qui ouvre". [20]

Un au-delà du présent n'est pas nié, ni même une résurrection, mais c'est comme s'il ne fallait pas trop y penser, sinon l'idole vient vite s'installer et le désir se referme :

Le malheur enferme la vérité de notre condition. Ceux qui préfèrent apercevoir la vérité et mourir que vivre une existence longue et heureuse dans l'illusion verront seuls Dieu. Il faut vouloir aller vers la réalité; alors, croyant trouver un cadavre, on rencontre un ange qui dit : "Il est ressuscité". [21]

Il y a des vérités qu'il ne faut pas savoir, ou pas trop. Ex. que le terme de l'obéissance à Dieu est sans doute la béatitude. [22]

Une autre différence importante entre Paul et Simone touche le sens communautaire, cette solidarité qui aide à porter la souffrance et qui est voie de connaissance. Chez Paul, le corps du Christ est l'image centrale pour articuler les divers aspects de sa vision tant du Christ et des sacrements que de la communauté concrète. Simone est plus méfiante face à toute collectivité. Certes, l'enracinement en des milieux humains est capital pour elle, ainsi que la compassion face à autrui qui souffre, mais cela est pensé davantage en termes de rapports individuels ou de collectivité politique; la communauté plus immédiate est moins valorisée. L'influence d'Alain, son maître, et les options anarchistes de sa première militance ont marqué sa courte vie, sans compter son propre tempérament. Elle s'engage dans des mouvements, avec des camarades, elle adhère aux mystères de la foi chrétienne, mais elle considère que sa vocation est de rester sur le seuil, dans l'attente.

D'autres différences entre Paul et Simone, par rapport à souffrance et connaissance, sont sûrement liées à leur condition masculine et féminine. Des essais récents soulignent davantage le paradoxe de la féminité (comme celui de la judaïté) qui semble refusée chez Simone Weil. Mais les points de vue là-dessus varient dans leur appréciation [23]. Il est sûr que Simone n'est pas "politiquement correcte". Elle demeure une hétérodoxe pour le féminisme comme pour le judaïsme, le marxisme, le christianisme et leurs orthodoxies. Là aussi, elle se tient à distance, plus que Paul, dans une certaine solitude; peut-être que cela lui a permis de moins souffrir. De plus, Paul qui parle de connaissance et souffrance est un homme d'âge mûr, dans la cinquantaine ou soixantaine, alors que Simone est morte à 34 ans.

Enfin, il existe une autre différence entre Paul de Tarse et Simone Weil, peut-être significative. Simone a eu accès à ce que Paul n'a jamais pu connaître : des contacts avec les dominicains  ! Elle a connu plusieurs frères, de Joseph Perrin [24] et Louis-Joseph Lebret [25] à Jacques Loew et Marie-Alain Couturier [26]. Mais je ne sais pas si cela relève de la connaissance ou de la souffrance...

[11] L'enracinement, Coll. Idées, Paris, NRF Gallimard, 1949, p.125.

[12] La connaissance surnaturelle, Paris, Gallimard, 1950, p.47; 113.

[13] Pensées sans ordre concernant l'amour de Dieu, p.83.

[14] Ibid., p.127.

[15] Cahiers III, Plon, 1975, p.33. Dans Cahiers II,Paris, Plon, 1953, p.152: " Le contact avec Dieu est donné par le sens de l'absence et par comparaison avec cette absence, la présence devient plus absente que l'absence."

[16] Cf. "Travail et lecture", dans Robert Chevanier, Simone Weil, Une philosophie du travail, Paris, Cerf, 2001, p.519-576; Rolf Kühn, "Le monde comme texte. Perspectives herméneutiques chez Simone Weil", RSPT, 64 (1980), p.509-530.

[17] Dans une lettre à Maurice Schumann, Écrits de Londres et dernières lettres, p.213.

[18] "La religion en tant que source de consolation est un obstacle à la véritable foi, et en ce sens l'athéisme est une purification." (Cahiers II,Paris, Plon, 1953, p.148-149).

[19] La condition ouvrière, Coll. Idées, Paris, NRF Gallimard, 1951, p.358; "L'espoir de la révolution est toujours un stupéfiant", Ibid. ; La pesanteur et la grâce, 10-18, p.180.

[20] Cahiers II,p.411.

[21] Pensées sans ordre concernant l'amour de Dieu, p.124.

[22] La connaissance surnaturelle, p.69.

[23] Cf. Francine Du Plessix Gray, Simone Weil, Montréal, Fides, 2003; Susanne Sandherr, "Simone Weil, une philosophie de la force ou Pour une seconde lecture de la condition féminine", dans M. Calle et E. Gruber, Simone Weil, la passion de la raison, L'Harmattan, 2003, p.137-155; Ann Pirrucello, "Making the Word my Body: Simone Weil and Somatic Practice", Philosophy East and West, October 2002, p.479-497; Alec Irwin, "Devoured by God: Cannibalism, Mysticism, and Ethics in Simone Weil – Critical Essay", Cross Currents, Summer 2001, p.257-272; Stephanie Strickland, The Red Virgin: A Poem of Simone Weil, Madison, Wis., University of Wisconsin Press, 1993; Judith Gregory, "A Letter to Simone Weil", Cross Currents, Fall 1990, p.368-385.

[24] Joseph Perrin, "Mon amitié avec Simone Weil", dans Comme un veilleur attend l'aurore, Paris, Cerf, 1998, p.136-153.

[25] Elle publia dans les premiers numéros de la revue fondée par le fr. Lebret, Économie et humanisme.

[26] C'est au fr. Couturier qu’est destinée sa Lettre à un religieux (Paris, Gallimard, 1951).


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