Jean-Louis Larochelle, o.p.
Prêtre et Pasteur, vol. 114 n° 7 (juillet-août 2011)
Que va devenir l’Église catholique au Québec ? Est-il vrai qu’elle est menacée de ne rejoindre qu’une petite minorité de la population dans deux décennies ? Est-il possible que la majorité des communautés paroissiales disparaissent de la carte d’ici 2025 ? Ce portrait fort sombre de l’avenir, est-il le seul imaginable ? Même si cette projection s’appuie sur les tendances observées systématiquement au cours des quarante dernières années (cf. processus de déchristianisation, déclin continu de la pratique religieuse, montée de l’agnosticisme chez les moins de 30 ans), constitue-t-elle le seul scénario à envisager ? Ne serait-il pas imaginable que notre Église puisse rebondir brusquement et faire l’expérience d’un « réveil religieux » comme l’ont fait, dans le passé, différentes Églises chrétiennes ?
Derrière ces questions, on retrouve deux scénarios portant sur les avenirs « possibles » de notre Église. Le premier scénario, le plus alarmiste, est celui que l’on rencontre régulièrement dans les études de sociologie religieuse. Le deuxième scénario, lui, est porté avant tout par des historiens. Ces derniers ont observé que des Églises frappées par des crises profondes ont réussi, dans le passé, à opérer des remontées inattendues. Au lieu d’être balayées par les bouleversements sociaux et religieux dans lesquels elles étaient impliquées, elles ont rebondi de manière parfois remarquable. Pensons ici aux réveils religieux, majeurs et mineurs, qu’ont connus, aux XIXe et XXe siècles, des Églises de France, des États-Unis et du Québec.
Mais un avenir impliquant une revitalisation religieuse serait-t-il, dans la conjoncture actuelle du Québec, une possibilité ? Là-dessus, certains historiens ont une réponse qui peut surprendre : les Églises en crise peuvent connaître un vrai renouveau si elles savent prendre en compte les particularités de leur contexte social et respecter certaines exigences au plan de l’action.
En regard de ce constat, notre présentation comportera les étapes suivantes. Afin de fournir une illustration d’un réveil religieux « majeur », on relèvera d’abord les grands traits du réveil que l’Église catholique a connu au Québec, de 1840 à 1870. Dans un deuxième temps, on présentera une liste de conditions religieuses et sociales qui doivent être remplies pour qu’émerge un réveil religieux. Finalement, on apportera quelques éléments de réponse à la question : au Québec, trouve-t-on présentement les conditions de base pour rendre possible l’émergence d’un réveil religieux ?
Dans les définitions que l’on donne d’un réveil religieux, on attire habituellement l’attention sur une caractéristique particulière : la rapidité du processus de revitalisation qui survient au sein d’une Église ou d’une tradition religieuse. On évoque en même temps le fait qu’un réveil représente toujours une rupture marquante en regard de la situation qui existait auparavant. Pour saisir l’ampleur des transformations qui se sont opérées à partir de 1840, on va donc commencer par faire un bref portrait de la situation qui prévalait au cours de la période dite de l’avant-réveil..
• L’avant-réveil
Retenons d’abord qu’à partir de 1763 jusqu’à 1817, le gouvernement anglais en place va favoriser la protestantisation de la population et contrôler étroitement l’Église catholique. Cette politique du gouvernement de Londres aura un impact sur les attitudes et les pratiques religieuses des francophones. Une première observation : dans les années 1830, on observe une tiédeur religieuse frappante chez les fidèles. Ils se préoccupent peu de « faire leurs Pâques ». C’est pourtant là une déviance majeure en regard des normes de l’Église. Ainsi, au printemps de 1839, à la paroisse Notre-Dame de Montréal, seulement 38,4 % des personnes en âge de communier ont rempli leur devoir pascal. C’est parfois pire dans certaines paroisses rurales. À partir de cet indicateur, il est facile de déduire que le taux de pratique religieuse du dimanche était faible. En parallèle avec cette tiédeur, on remarque que la population catholique ne valorise pas la vie du prêtre et pas davantage celle de la vie religieuse. Un signe : entre 1780 et 1830, le nombre des prêtres ne suit pas du tout le taux de croissance de la population catholique. Cela signifie que l’encadrement pastoral, de la fin du XVIIIe siècle jusqu’à 1840, s’est fait de plus en plus limité. Par exemple, pour le diocèse de Montréal qui comptait, en 1840, une population de186 000 personnes dispersées sur un très vaste territoire s’étendant de Sherbrooke à Hull et à Mont-Laurier, Mgr Ignace Bourget ne disposait que de 146 prêtres pour se charger de l’animation pastorale de 156 paroisses et missions. Aussi faut-il reconnaître que « la période qui s’achève avec les Rébellions de 1837-1838 n’en est pas une de domination cléricale et de grande ferveur religieuse ». C’est l’inverse : le clergé et les communautés religieuses exerçaient une influence limitée sur la population canadienne-française.
Si l’on parle d’une situation de crise pour l’Église au cours des premières décennies du XIXesiècle, force est de reconnaître que la situation sociale du Bas-Canada (la province de Québec) était aussi sérieusement détériorée. L’état de crise était incontestable. Le système économique, en particulier dans le monde rural, était profondément dysfonctionnel. Les terres cultivables n’étaient plus assez nombreuses pour accueillir le trop plein des fils d’agriculteurs. Et les villes de Montréal et Québec n’avaient pas les infrastructures industrielles ni les marchés pour occuper cette main d’oeuvre disponible. Une partie des jeunes devaient donc quitter le Québec pour se trouver du travail. De fait, entre la fin des années 1830 et 1880, près de 325 000 francophones vont quitter le Québec pour aller s’établir aux États-Unis. Le système politique, de son côté, était en quelque sorte bloqué. La rébellion de 1837-1838 constituait une manifestation évidente de rapports politiques profondément dégradés entre l’empire colonisateur et le pays colonisé. Pour les Canadiens français, c’était l’impasse politique. Au plan social, on observait des tensions fortes entre les anglophones et les francophones. Le mouvement migratoire favorisait les anglophones : entre 1815 et 1851, 50 000 immigrants d’origine britannique et irlandaise s’établirent au Bas-Canada. La proportion des anglophones passa de 15 % en 1815 à 24,3 % de la population en 1861. Quant au système culturel des Canadiens français, il était menacé. Ces derniers n’avaient peu de lieux où s’affermir dans leur culture d’origine française et catholique. Il y avait peu d’écoles. Sur ce point, rappelons que le gouverneur en place avait décidé, pour la période allant de 1836 à 1841, de n’accorder aucune subvention aux écoles primaires du Bas-Canada.
Bref, à tous les niveaux, le Bas-Canada des Canadiens français était, en 1840, un milieu pauvre économiquement et culturellement, instable au plan politique, déchiré au plan social. Il offrait bien peu d’espoir à la jeunesse. Non seulement l’Église était en crise, mais la société l’était aussi. Pourtant, c’est dans un tel contexte que va émerger un mouvement religieux vigoureux. Ce mouvement, qu’on décrira comme un « réveil religieux » majeur, va engendrer une série de changements significatifs qui n’étaient pas prévisibles aux yeux des observateurs de la fin des années 1830.
• Le réveil religieux (1840-1870)
Pour décrire le réveil religieux qui s’amorce avec la nomination de Mgr Ignace Bourget comme évêque de Montréal en 1840, on relèvera un certain nombre de changements significatifs qui se sont opérés dans la vie de l’Église catholique ainsi que dans celle de la société.
Parmi les changements habituellement identifiés, on retient le recrutement accéléré des candidats à la prêtrise ainsi que des candidates et candidats à la vie religieuse. En 1840, il y avait 464 prêtres pour l’ensemble du Québec; en 1870, ils seront 1412. Les communautés religieuses masculines comptent 240 membres en 1850 mais leur nombre va doubler dans les années qui suivent. En 1840, il y a sept congrégations religieuses féminines au Québec; en 1880, elles sont trente-six. En parallèle, on assiste à une valorisation graduelle et collective des rôles divers qu’assument les prêtres, les religieux et religieuses. La pratique religieuse du dimanche connaît une remontée remarquable. En 1870, le taux des gens qui « font leurs Pâques » se situe entre 80 et 95 % . Et à compter des années 1880, l’assistance à la messe dominicale est généralisée et presque personne n’ose se déclarer non-croyant. Sur le terrain, on observe une amélioration du tonus moral. Conséquence évidente d’une formation catéchétique plus poussée (surtout auprès des enfants), d’une présence attentive des curés au sein de leur paroisse, d’une multiplication des occasions de socialisation religieuse (cf. retraites annuelles, participation à des confréries diverses). Quant à l’aide aux démunis et aux marginalisés, elle connaîtra une amélioration remarquable : les religieuses prennent de plus en plus la responsabilité du soin des orphelins, des fous, des sourdes-muettes, des ex-prisonnières, des mères célibataires, des prostituées, des vieillards isolés. S’ajoute à cela une attention notable à tout ce qui pourrait favoriser le progrès de la société. À ce sujet, voici comme s’exprime Lucia Ferretti : « Se déploie maintenant un rôle pragmatique de réponse massive aux besoins nouveaux dans les domaines de l’éducation et de la santé. Il s’agit d’une mobilisation sociale et religieuse à la fois. Le début du réveil religieux aura fait surgir une militance d’un type relativement nouveau et s’implanter des institutions particulièrement bien adaptées à la mobilité des populations… ».
Les changements observés ont pu largement se réaliser grâce à une restructuration de la présence de l’Église. Au-delà de 1850, on voit les diocèses se multiplier de même que les paroisses. Tout cela a pour effet d’offrir à l’ensemble de la population un encadrement pastoral vraiment supérieur à celui qui avait prévalu dans la première moitié du XIXe siècle. Avec une présence davantage consistante, l’Église va exercer une influence de plus en plus pénétrante.
• Les impacts sur la société
Les transformations vécues au sein de l’Église ont eu, à partir de 1840, des retombées notables sur la vie du Bas-Canada. Les champs de l’éducation et du socioculturel ont par exemple changé de visage. Si, avant le réveil, la majorité des Canadiens français ne savait ni lire ni écrire, la situation allait se transformer. Grâce à une association entre l’Église et l’État, un système scolaire va être mis en place. Avec les ressources nouvelles que l’Église se donnait, elle a pu assumer de plus en plus le champ de l’instruction primaire, puis secondaire. En 1840, l’Église possède sept (7) collèges classiques; entre 1846 et 1900, elle va en fonder vingt (20) nouveaux, sans compter les nombreuses écoles normales et techniques . Bref, en l’espace de quelques décennies, l’Église parviendra à améliorer sensiblement le système d’éducation auquel peuvent avoir accès les Canadiens français. Au plan social, elle investit généreusement pour protéger et soutenir les plus démunis de la société. Elle va même plus loin. Mgr Bourget, en homme attentif aux besoins de la population, participe en 1846 à la fondation de la Banque d’Épargne de la Cité du District de Montréal, banque destinée à promouvoir l’économie chez les ouvriers. Institution qui est devenue par la suite la Banque Laurentienne. En outre, l’Église va chercher à participer activement aux débats publics de l’époque. À partir des années 1840, elle se donne des instruments de diffusion de sa pensée et de sa doctrine. La presse catholique devient progressivement une arme de propagande et de combat face à l’offensive protestante et aux idées libérales venues d’Europe.
Dès la fin des années 1860, les observateurs de la vie au Bas-Canada (Québec) reconnaissaient que l’Église avait opéré une rupture de taille en regard de sa situation antérieure. Son influence était devenue repérable dans quasi toutes les sphères de la vie de la société. En l’espace de moins de trois décennies, elle avait décuplée son influence.
Ce rappel historique amène à poser les questions suivantes : comment un tel retournement a-t-il pu se produire dans une conjoncture aussi difficile ? Ce réveil religieux était-il le fruit du hasard ? Ou pouvait-il être interprété, par les croyants, comme la conséquence d’une intervention providentielle de Dieu ? La réponse des historiens est claire : un réveil religieux ne peut se produire que si certaines conditions religieuses et sociales sont remplies. En effet, l’analyse de réveils religieux révèle qu’un certain nombre de conditions sont nécessaires pour qu’émerge un tel phénomène historique. Ces conditions essentielles ont été regroupées dans ce qu’on appelle habituellement le « modèle de revitalisation ». Ce modèle peut servir de grille de lecture pour analyser des situations religieuses et sociales du passé mais aussi pour faire des essais de prospective. Voici la liste des principales conditions.
Pour qu’un réveil religieux majeur puisse émerger, il faut d’abord que l’Église ainsi que la société d’accueil soient plongées dans une crise globale et intense. Pas de réveil religieux sans qu’il y ait, simultanément, une crise aux niveaux religieux, social, politique et culturel. De plus, cette crise doit être intense, faire plonger une large portion de la population dans l’insécurité et l’angoisse face à l’avenir. Parce qu’elle jette dans l’inquiétude et la peur, la crise incite la population à s’ouvrir à des projets alternatifs et à s’engager dans des changements dérangeants. Une deuxième condition régulièrement relevée : un réveil religieux peut émerger à la condition que l’on rencontre, dans l’institution religieuse, un leader charismatique entouré de personnes partageant son projet alternatif ou, pour le dire autrement, son « nouvel imaginaire religieux et social ». Une troisième condition : un réveil religieux peut émerger à la condition que le groupe porteur soit capable de proposer un discours religieux renouvelé, un discours qui prend en compte les nouvelles situations de souffrance, qu’elles soient physiques, spirituelles ou sociales. Un exemple d’un tel discours, c’est celui de la théologie de la libération qui est né en Amérique latine au tournant des années 1960-1970. Une quatrième condition : un réveil religieux, pour réussir, doit pouvoir compter sur un groupe porteur consistant et persévérant, capable de résister aux attaques des adversaires et aux échecs passagers. On indique ici qu’il n’est pas nécessaire que ce groupe porteur soit imposant à l’origine. Les minorités actives et créatrices, rappelle-t-on, ont toujours une capacité d’influence largement supérieure à celle des majorités souvent passives. Finalement, un réveil, pour se développer, a besoin de personnes aptes à faire une gestion pertinente du projet alternatif proposé.
Dans le réveil religieux de 1840, on retrouve les principales conditions énumérées plus haut. Mais, dans le Québec d’aujourd’hui, qu’en est-il ? En regard de la première condition, peut-on dire que notre société est dans un état de crise ? À l’automne 2005, deux groupes d’intellectuels du Québec proposaient leur lecture de la situation de notre société en regard de son avenir. Dans le cas du groupe de Lucien Bouchard, la vision d’avenir était sombre, alarmiste même : une crise sociale de taille était à prévoir à brève échéance. Le vieillissement de la population et une tendance démographique en déclin allaient entraîner un ralentissement de la croissance économique et une détérioration marquée des finances du Québec. Il était à prévoir que la société deviendrait moins innovante et audacieuse, donc sous-performante au plan économique. Du même coup, l’État ne pourrait plus maintenir la protection sociale dont jouit présentement la population. En outre, son poids politique diminuerait au sein du Canada. Bref, aux yeux des membres de ce groupe, l’avenir qui s’annonçait alors pour le Québec était sombre si des tournants significatifs n’étaient pas pris dans les plus brefs délais. De son côté, le groupe des Solidaires a fait une lecture sensiblement plus modérée, mais en reconnaissant plusieurs signes menaçants relevés par les Lucides. Pour ce groupe, la société québécoise avait la capacité de relever les défis identifiés et d’éviter l’entrée dans une crise profonde. Des décisions devaient cependant être prises, et assez rapidement. Joseph Facal, dans son essai paru en 2010, a fait une lecture qui recoupe, sur plusieurs points, celles des Lucides et des Solidaires. Lui aussi indique que des changements de taille s’imposent pour éviter une crise trop grave à l’horizon. Sa lecture n’a toutefois pas obtenu l’assentiment qu’il avait probablement souhaité. En parallèle avec ces lectures qui se voulaient globales, un essai portant uniquement sur la vie culturelle a paru en 2007. À ce niveau, on a parlé de crise grave. Voici comment s’exprimait Alain Roy : « La principale manifestation de la crise actuelle, celle dont toutes les autres découlent, est d’ordre spirituel ou métaphysique. Plus exactement, s’il y a crise, c’est parce que cette dimension spirituelle ou métaphysique a cessé pour nous d’être opérante ».
Pour résumer les divers diagnostics, nous pourrions dire que la société québécoise est présentement dans une phase de « pré-crise ». Seule la dimension culturelle, avec la question du sens de la vie et des valeurs, serait entrée dans une crise profonde.
Il faut reconnaître ici que la majorité de la population québécoise n’est pas plongée dans l’insécurité et l’angoisse à cause d’une situation économique et sociale catastrophique. Si la crise financière de 2008 s’était prolongée, il faudrait sans doute tenir un autre discours; mais ce n’est pas le cas. Il reste qu’une véritable crise des valeurs est déjà là, que des menaces réelles planent déjà sur la vie économique et sociale de demain. De l’avis de tous les observateurs éclairés, des réformes s’imposent, et le plus rapidement possible. Si rien n’est fait, la société québécoise va entrer dans une crise globale inquiétante au cours des prochaines années. Vision d’avenir qui n’est toutefois partagée, pour le moment du moins, que par une minorité de la population, celle des intellectuels. Mais on peut dire que la première condition pour permettre un réveil religieux, du côté de la société québécoise, est partiellement remplie. Sauf que l’intensité de la crise n’est pas là. Dans une telle conjoncture, on ne peut pas imaginer un « grand réveil ». Serait toutefois possible, comme hypothèse à retenir, un « réveil mineur ». Une telle possibilité n’est pas à considérer avec dédain. Au contraire. Reste que la question du leadership est alors posée. C’est la deuxième condition à remplir : est-ce que notre Église peut présentement compter sur un leadership capable de promouvoir un « nouvel imaginaire religieux et social » ?
Étant donné la conjoncture présente, notre Église est donc invitée à poursuivre avec vigueur , lucidité et confiance une entreprise d’envergure : celle d’une nouvelle évangélisation (Mgr Bourget parlait, en son temps, de rechristianisation). Il faudra toutefois que l’on sente, dans les communautés chrétiennes engagées, une volonté passionnée de voir l’Évangile continuer de façonner le visage de notre société au cours des prochaines décennies.
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